Mais qu'est-ce?

Histoire histrionique est un blog avec lequel j’aborde diverses anecdotes historiques d’une façon… D’une certaine façon en tout cas. En général, les faits présentés devraient être véritables. En revanche, j'hésiterais à utiliser ce blog comme référence pour votre thèse.

7.6.09

La jambe maléfique

Un homme, une jambe. Philip Verheyen est un Néerlandais ayant vécu entre 1648 et 1711. C’était un jeune prodige. On l’envoya dans un collège où il s’intéressa au dessin de l’anatomie. Il est l’auteur d’un livre d’illustrations anatomiques très important (Corpus Humani Anatomia). Il fut professeur d’anatomie, et publia beaucoup d’ouvrages reconnus sur le sujet.

Mais sa vie a pris quelques bifurcations avant de se rendre là. À la sortie de son cours en arts, il se préparait à aller dans un collège pour prêtres, comme il désirait le faire depuis sa tendre enfance. C’est à ce moment que la maladie le frappa. Une infection le força à se faire amputer une jambe. Philip Verheyen avait déjà une fascination pour l’anatomie, mais il avait aussi l’étrange impression religieuse qu’on ne pouvait pas enterrer une partie du corps séparément du reste. Par intérêt pour sa jambe et par désir que sa jambe ne se décompose que lorsque son être entier allait être prêt à mourir, il demanda à son chirurgien de conserver le membre. Il semble que cet événement ait renforcé l’intérêt de Verheyen pour l’anatomie et lui ait fait un peu oublier ses projets cléricaux. C’est une raison comme une autre de ne pas devenir prêtre, je suppose… «M’man, depuis que j’ai perdu ma jambe, je veux devenir médecin, oublie ça la prêtrise». Moi en tout cas, ça m’en aurait pris pas mal moins pour changer de chemin et éviter de devenir prêtre.

Alors, on prépara la soupe à la jambe; une bonne dose de brandy, du poivre et un genre de vinaigre balsamique. Avant d’y être plongée, la jambe fut traitée au talc, lavande et mercure (une composante importante de toutes les recettes depuis les temps romains, apparemment). Bref, on avait maintenant une jambe préservée, pratiquement indestructible. L’histoire ne dit pas trop s’il gardait sa jambe dans le pot sur le bord de sa fenêtre à côté d’un bouquet. J’espère.

Philip Verheyen développa une relation étrange avec sa jambe… Il est l’un des premiers à avoir mis sur papier l’existence du phénomène du «membre fantôme». Il se mit à prendre des notes, un recueil de centaines de pages qui s’intitule «Notes sur ma jambe». Les lecteurs modernes préfèrent souvent traduire le titre de ce journal par «Lettres à ma jambe», à cause du ton personnel qui émane des textes. En effet, Philip Verheyen parle directement au membre en question. Il est difficile pour un non-amputé d’imaginer à quel point le membre fantôme est bien réel. Les gens se lèvent souvent le matin avec l’impression qu’ils ont le bras dans une fâcheuse position (genre derrière la tête) mais ils ne peuvent rien faire pour déplacer leur bras… Parce qu’il n’existe pas…

Philip Verheyen continua de converser avec sa jambe dans ses notes pendant des décennies… Il devint recteur de l’Université Catholique de Leuven et sa réputation d’anatomiste grandissait. Mais avec les années, disons qu’il commença à être affecté psychologiquement par sa jambe fantôme. Il se croyait un peu fou de toujours sentir une jambe alors qu’il n’y en avait pas, et personne n’avait vraiment travaillé sur ce sujet, il se sentait probablement seul dans cette situation. Il commença à délirer et il écrivait de plus en plus de texte dans son journal, à sa jambe… Texte dont la pertinence et le fil conducteur diminuent avec son intellect... Il se demande de plus en plus si sa jambe, dans son bocal, a un effet métaphysique sur lui, et que c’est elle qui lui donne le sentiment fantôme.

Pendant les mêmes années, il assista à des espèces de freakshows de médecine à La Haye. Un autre professeur d’anatomie renommé faisait des dissections spectaculaires devant un public diversifié et ébahi. Ledit professeur colorait même ses vieux macchabées pour que le tout soit le plus réaliste possible. Philip Verheyen fut très impressionné; on a la preuve qu’il a vu ces «spectacles scientifiques» à plusieurs reprises parce que plusieurs de ses billets d’entrée servaient de signets dans son «Lettre à ma jambe». À ce moment, il se sent très inspiré…Un peu trop.

Il ouvre le bocal qui le « titillait » depuis des dizaines d’années, s’assoit à son bureau, et fait une dissection de sa propre jambe. Il veut comprendre son membre fantôme et s’assurer que c’est cette fameuse jambe préservée, et apparemment munie d’un esprit, qui le hante, il veut en finir avec elle. Il veut prouver que la jambe fantôme n’est pas créée par son cerveau et qu’il ne délire pas. Il défait chaque petit morceau, petit nerf, petit tendon, lui met une petite étiquette. Un homme dédié à la science. Le procédé dure pendant presque 20 ans, jusqu’à la mort de notre protagoniste.

Philip Verheyen

Il décède en 1711. Dans son bureau, on trouve une grande table, avec tous les infinitésimalement minuscules morceaux de jambe de Phil exposés, délicatement coupés, méticuleusement étiquetés. Esprit torturé par un fantôme, jusqu’à la fin. Il ne réussira pas à se rassurer; le cerveau est en effet responsable du membre fantôme, comme on le sait aujourd’hui, aucun membre coupé ne devient maléfique. Enfin, j’espère que je n’ai pas besoin de préciser…

Ça fait une heure ou deux que je lis sur le sujet et travaille sur cette petite chronique, le mot «jambe» n’arrête pas d’être prononcé dans mon cerveau, et plus on dit le mot «jambe», plus on trouve ça vraiment laid. JAMBE, une jambe? Sérieusement, ça s’appelle une jambe… Jambe.

PS: Une seconde pour voter, à droite!

3 commentaires:

Lise a dit...

Alors là jeune homme vous avez l'art de faire des mystères avec des membres aussi banales mais au combien utiles une jambe.

Bravo encore une fois un texte hilarant.

Lise

Yvon L a dit...

Impresionnant ce texte. Encore une fois, une histoire à ne pas dormir debout sur une jambe.

Anonyme a dit...

Tu dis que ça t'en prendrait moins que Verheyen pour ne pas devenir prêtre. Mais je t'imagine très bien avec la soutane, du haut du genre de perchoir dont j'oublie toujours le nom. Il me semble que ce serait... corrosif comme discours ;o)

Je trouve fascinant le concept du membre fantôme. On l'a à peine effleuré dans mes cours à l'Université et j'aurais aimé m'y attarder un peu plus longuement. C'est tout de même étrange que le cerveau ne décode pas complètement que le membre n'est plus là donc qu'il ne peut faire mal ni gratter.

Jambe, jambe, jambe. Le mot n'est effectivement pas très joli, malgré que lorsqu'il est bien entouré d'autres membres, il peut devenir très intéressant ;o)

Alain